Un des symboles de Minorque va peut-être fermer ses portes. Il sera interdit au public d’ici quelques semaines. Je parle du célèbre village blanc de Binibeca (aussi appelé Binibequer Vell), un incontournable pour la grande partie de nos touristes.
Je vais essayer d’analyser la situation, en toute objectivité (Même si c’est une tâche difficile. En tant que local, j’ai bien sûr mon opinion personnelle sur le sujet.). Si parmi les lecteurs de la newsletter il y a un (e) propriétaire de Binibequer Vell, qu’il n'hésite pas à me contacter. Il pourra apporter toutes les précisions qu’il souhaite au “reportage”.
Binibeca, le village de pêcheurs “fake”
Soyons clairs : il n’y a jamais eu un seul pêcheur à Binibeca. Revenons quelques décennies en arrière : Ce quartier est une urbanisation touristique de 165 appartements qui a vu le jour entre la fin des années 1960 et le début des années 1970. Les promoteurs étaient tous des Minorquins. Leur ambition fut de recréer l'image d’un village de pêcheurs. À des fins 100 % commerciales. L’objectif n’a jamais été de loger la population locale. Les premiers propriétaires étaient à 90 % espagnols, surtout des Catalans qui venaient profiter de leur résidence secondaire.
Pour la petite histoire, l’idée première était de construire ce “village de pêcheurs” à S'algar, un autre quartier de Sant Lluis. Le projet ne vit jamais le jour dans cette zone, suite aux refus des propriétaires des terrains.
Les premiers Airbnb de Menorca ?
La plupart des propriétaires de Binibequer Vell louaient (et continuent aujourd’hui) leurs appartements à d’autres touristes pour rentabiliser leur investissement. Au rez-de-chaussée, il y avait de nombreux garages (pour les bateaux)...qui se sont transformés en logements, business is business. D’ailleurs, depuis des années, une entreprise gère la location d’une partie des appartements. Un peu moins de la moitié selon le témoignage d’une amie qui travaille à Binivell Park-Caliu Apartments.
Tous les commerces et restaurants n’existaient pas non plus. Ils furent construits à la fin des années 1970 et inaugurés en août 1983. Pourquoi ? On peut raisonnablement penser que le but était d’attirer plus de touristes dans les appartements des locaux touristes.
Binibeca, l’image de Minorque
Durant des décennies, le complexe fut un atout majeur de l'administration locale pour sa promotion touristique : Cartes postales, affiches, livres, etc.. Le village apparaît aussi à la télévision, et même dans des clips. Cette chanson fut un grand succès en Espagne, Allemagne et Amérique latine. Elle a obtenu la troisième place au concours eurovision de 1984.
Des touristes qui se plaignent ..…des touristes
Binibeca est un complexe privé. Imaginer des centaines et centaines de touristes tous les jours déambuler dans le parc ou dans le jardin de votre résidence. Et ce, à 9 heures du matin ou à 23 heures.
À titre personnel, lorsque j’étais guide touristique pour Thomas Cook et Look Voyage, je me rendais souvent à Binibeca. Mon “record” fut la présence simultanée de 9 bus, soit plus de 400 personnes ! À cela, il faut ajouter les particuliers. Bref, vous diriez (à juste titre) “arrêtez de nous déranger, de faire du bruit, nous les résidents voulons la tranquillité, vous êtes sur une propriété privée”. À partir de ce constat, deux options s’offrent aux propriétaires:
Fermer l’accès à votre résidence
Demander une compensation économique à l'administration locale.
Une histoire de gros sous
Depuis des années, l’association des copropriétaires de Binibequer Vell milite pour être indemnisée des troubles occasionnés. Oui, le conflit ne date pas de l’année dernière. Voici un extrait d’un article paru dans la presse minorquine en …2014:
“Nous disposons d'un budget d'environ 80.000 euros par an, dont la majeure partie, environ 70.000 euros, est consacrée à des travaux d'entretien tels que la peinture, le nettoyage, l'entretien général et le jardinage", explique Joan Ramón Rabassó, le président de l’époque. Tous ces travaux de conservation sont également soutenus par une contribution financière limitée de la mairie de Sant Lluís, que le président de la communauté est chargé de superviser dans le cadre d'une relation fluide tout au long de l'année. "C'est une tâche annuelle que de maintenir le village en bon état.
Tous les habitants souhaiteraient que le village de pêcheurs soit déclaré bien d'intérêt culturel et patrimonial afin de pouvoir bénéficier d'aides ou de subventions de la part d'organismes tels que le Consell Insular, ce qui permettrait d'assurer une meilleure conservation et sa survie dans le temps en tant qu'œuvre unique et non reproductible”
Mise à jour 2024: Nouvelle déclaration du président de l’association: Nous recevons 10.000 euros de la mairie de Sant Lluís, une somme "minime" qui ne compense pas les "85.000 euros que nous devons payer pour l'entretien de Binibèquer Vell".
Le conflit éclate
Voici la (récente) chronologie des faits :
Fin 2022, une annonce est faite : à partir de mai 2023, le complexe ne sera ouvert que pendant la journée, de 10 heures du matin à 22 heures. Avant et après ces heures, le village sera clôturé afin de contrôler l'entrée des touristes. Avec une précision (qui a son importance) d’Oscar Monge, président de l’association des propriétaires : Binibèquer Vell est une urbanisation privée.
Janvier 2023: la marque et les droits à l'image sont enregistrés par la communauté des propriétaires. Toute entité publique ou privée utilisant l'image de l'urbanisation s'exposera à des poursuites si elle ne dispose pas d'une autorisation préalable. C’est pour cela, que si vous suivez le compte Instagram et Facebook de Turismo menorca, vous ne verrez aucune photo ou vidéo de Binibequer Vell.
Mai 2023 : les mesures annoncées fin 2022 sont appliquées et respectées.
Août 2023 : un des sujets de la réunion annuelle de l’association de copropriétaires : comment obtenir des subventions pour couvrir les 1,5 million d'euros nécessaires au réaménagement de l'urbanisation ? On arrive enfin au cœur du problème.
Mars 2024: Les propriétaires se sentent floués par le conseil insulaire qui n’a pas respecté les accords conclus l’année dernière (formation de guides touristiques, régulation du flux de bus). Avec une menace. Si l'administration locale n’intervient pas les mesures vont se durcir : l’accès au village sera encore réduit, interdit de 21 h jusqu’à 11 h.
Mars 2024: un point de non-retour semble franchi suite à la déclaration publique de la mairesse de Sant lluis “s'ils (les copropriétaires) veulent fermer toute la journée, c'est à eux de décider. Les demandes qu'ils formulent vont au-delà de ce que nous pouvons faire".
7 avril 2024 : la communauté du “village de pêcheurs” menace de fermer les lieux ….. Mais de commercialiser son accès eux-mêmes (en faisant payer l’entrée au site). Quand je vous disais que c’était une histoire d’argent !
10 avril 2024: Point de rupture numéro deux : on apprend que le Conseil Insulaire ne renouvellera pas l'accord économique, signé avec les propriétaires de Binibèquer Vell (sur une base annuelle). Il s’agissait d’une subvention de 15.000 d'euros. Avec au passage une phrase incendiaire de la directrice de la promotion touristique de Minorque : "Notre rôle n’est pas de subventionner l'entretien d'un complexe qui, de surcroît, est privé".
Une solution à l’horizon ?
12 avril 2024 : facile d’imaginer que les annonces faites par la mairie de Sant Lluis et le conseil insulaire n’ont pas été appréciées du côté de Binibeca. Ils semblent à deux doigts de décider la fermeture définitive du quartier. Ils ont sollicité une réunion urgente avec Adolfo Vilafranca, le président du conseil insulaire avant de prendre leur décision. À l’heure ou j’écris ces lignes, un accord semble improbable.
Analyse de la situation
Nous sommes face à une situation inextricable. Les deux parties semblent avoir raison :
Binibequer Vell est une propriété privée. Les résidents (même s’ils le sont à temps partiels) ont tout à fait le droit de fermer la zone et de ne plus subir les nuisances et actes d'incivisme causés par les touristes.
Les administrations locales n’ont aucune volonté d’intervenir et de céder à ce “chantage”. Principalement pour deux raisons : Minorque n’a plus (auparavant oui) besoin de ce “village de pêcheurs fake” pour promouvoir notre île. Et subventionner une urbanisation privée à hauteur 1,5 million d’euros serait sans doute un suicide politique. L’opération serait très mal perçue par la population locale.
Conséquences
Outre les 165 appartements, Binibequer Vell, c’est aussi 22 commerces et restaurants. La fermeture du site pourrait leur entraîner un grave préjudice, alors que la saison touristique vient juste de commencer. Les enjeux économiques pourraient-ils permettre un assouplissement du conflit ?
N’oublions pas un détail…Important : l’association des copropriétaires ne peut pas fermer totalement le complexe, car elle doit respecter les normes en vigueur :
Le passage du cami de cavall ( gr 223) est public
la ley de Costa (loi du littoral) qui lui aussi laisse un accès aux riverains
En résumé : les contours du village sont publics, l’intérieur (c’est-à-dire les ruelles) est privé.
Votre opinion ? Qui a raison ? Que doit faire chaque partie ? Il y a-t-il une solution ?Que pensez-vous de ce genre de newsletter, d’analyse en profondeur de l’actualité ?
Sources:
Menorca.info
Ultimahora.es
Livre “A la recerca del del paradis”, Alfons Mendez Vidal
Merci de votre article très clair et équilibré : le habitants ont droit à leur tranquillité et la collectivité ne peut pas entretenir un domaine privé, qui génère de surcroit des revenus.
Choisir, c'est renoncer : c'est aux habitants de prendre leur décision.... et en assumer les conséquences financières. Finalement cette situation était ambigüe et "on ne sort de l'ambiguïté qu'à ses dépends".
Les touristes vont être les grands perdants mais Minorque a d'autres charmes et d'autres villages.
Merci pour cette analyse très complète et intéressante.
J’ai une proposition (ubuesque je précise): on interdit les portables à l’intérieur du village. Plus de tiktoks et d’insta, moins de tourisme « fast fashion ». À Paris, la rue Crémieux (qui existe pourtant depuis plusieurs décades) a été tuée par les réseaux sociaux, Bali de même.
Après, il faut reconnaître que le point de vue des propriétaires, qui ont sans doute des charges importantes (j’ai l’impression que c’est intégralement repeint tous les ans) comme celui des pouvoirs publics sont tous deux compréhensibles.
Plus qu’à essayer d’avoir des subventions de l’UNESCO ;)